Le piège des anti-avortement

Alors que l'avortement semble un droit acquis pour les femmes en France, sur Internet, l'offensive des pro-vie continue. Régulièrement, le portail officiel du gouvernement est dépassé sur les moteurs de recherche par un site anti-IVG. Fausses informations, témoignages culpabilisants et autres techniques fourbes servent un discours inquiétant contre lequel il est difficile de lutter. Enquête.

Le piège des anti-avortement
© Fotolia

L'Assemblée nationale débat sur l'extension du délit d'entrave à l'IVG aux sites Internet, le jeudi 1er décembre. Plusieurs internautes ont constaté et signalé que lorsqu'ils tapaient les lettres "IVG" dans le moteur de recherche, le premier résultat qui apparaissait était un site géré par des anti-avortement. Le site officiel du gouvernement est régulièrement dépassé par ce concurrent en terme de référencement. Le Journal des Femmes a mené l'enquête en novembre 2015, en contactant ce site officieux.

"En raison d’un trop grand nombre d’appels, votre demande ne peut aboutir." Je n’essaie pas de joindre mon opérateur téléphonique ou la Sécu, mais le numéro vert du "Centre de documentation médicale sur l’avortement". Ce nom très officiel, affiché sur le site d’apparence tout aussi fiable ivg.net, cache une vérité effrayante : la communication insidieuse des anti-avortement, qui propagent discrètement, mais sûrement, leur discours pro-vie.

Un message vocal plus tard, me voilà en ligne avec une conseillère qui porte le nom de la Vierge, Marie. Je lui raconte mon histoire inventée de toutes pièces. A 21 ans, je suis tombée enceinte après une soirée arrosée au cours de laquelle le préservatif a craqué. Je cherche à savoir où et vers qui me tourner pour avorter. "Les préservatifs, ça ne marche pas, c’est fait pour les vieillards de 35 ans", m'annonce mon interlocutrice. Les mots me manquent, heureusement, Marie rebondit. "Il faut faire attention, l’avortement c’est dur. On peut devenir stérile et psychologiquement, c’est terrible." Elle ne m'intime pas explicitement de renoncer à l'IVG, mais y va de petites phrases sur mon "côté maternel", précise bien que "la décision [me] revient entièrement", mais que "tout dépend si face à la glace, [je suis] prête à assumer d’avoir jeté un bébé à la poubelle".
Marie se veut également rassurante, à sa manière : "Si vous gardez le bébé, vous trouverez quelqu’un de bien. Mieux vaut un père adoptif qui vous aime qu’un père biologique qui a voulu votre mort." Elle m'avertit quand même que mes questionnements trahissent déjà "le syndrome psychologique" qui entraînera ma dépression future. Et puis de toute façon, "c’est tout à fait faisable d’avoir un bébé toute seule, c’est pas comme avoir le cancer ou le Sida". Les malades apprécieront. La conversation se termine sur une invitation à rencontrer des jeunes filles passées par la même épreuve avant de faire mon choix.

© Capture d'écran ivg.net

Danger et réponses

Dans le viseur du gouvernement depuis 2013, ces sites faussement informatifs et leur numéro vert continuent de diffuser leur "bonne parole" sur Internet contre le droit des femmes à disposer de leur corps, malgré les tentatives du ministère de la Santé et des Droits des Femmes pour les museler.
Jointe par téléphone, Véronique Séhier, co-présidente du Planning Familial, nous confirme qu'ivg.net, avortement.net et leurs clones sont gênants. "Ils se présentent comme des sites d’information, alors qu’ils ne sont pas objectifs, très orientés. C'est dangereux." D’après elle, cette technique de communication perfide est révélatrice. "Aujourd’hui, il est mal vu d’être frontalement anti-IVG", explique-t-elle. D'où la stratégie de pseudo-neutralité.

Selon cette féministe, la seule réponse efficace face aux discours de Marie et de ses confrères se trouve dans la diffusion d'une vraie information. C’est pourquoi le Planning Familial s’est battu auprès du gouvernement pour qu’un numéro vert unique et fiable soit mis en place (le 0 800 08 11 11), pour qu'un site internet officiel mieux référencé voit le jour et pour qu'une campagne de communication rappelle que l'IVG est un choix personnel. "Il faut surtout continuer à déstigmatiser l’avortement, que les professionnels puissent en parler. Eduquer sexuellement les jeunes, sortir la sexualité du tabou sont d'autres façons de contrer ces sites. Il faut arrêter de faire croire que les femmes sont faites pour faire des enfants."

Image issue de la campagne #ivgcestmondroit © Ministère de la Santé

Des solutions, quelles solutions ?

N'y a-t-il vraiment aucun moyen de faire taire les anti-IVG, d'alerter les internautes pour éviter les confusions ? Comment se fait-il que les sites soient toujours si bien référencés par Google, sponsorisés sur Facebook ? "Il y a un lobby pro-conservateur derrière, avec des moyens financiers, religieux. Ce sont les mêmes personnes que la Manif pour tous", lâche la représentante du Planning Familial.
En 2013, le Haut conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes (HCEfh) se penchait déjà sur ces questions. Son verdict : pas d'info sur le financement et impossibilité d'attaquer juridiquement. Le délit d'entrave à l'IVG, passible de 2 ans de prison et de 30 000 euros d'amende ? Difficile à appliquer dans un cadre aussi vaste qu'Internet. Même si Véronique Séhier nous glisse qu'il arrive à Marie et aux siens de rappeler les jeunes filles dans les salles d'attente des hôpitaux pour les faire changer d'avis, cela reste compliqué à attester. "Comment prouver que les auteurs des articles sur le site et/ou le/la directeur-trice de publication sont conscientcs d'entraver des IVG ?", peut-on lire dans le rapport. D'où l'intelligence malsaine des propos soi-disant neutres.

Romain Sabathier, secrétaire général du HCEfh, s'accorde avec Véronique Séhier pour dire que la refonte du site du gouvernement sur l'IVG, l'amélioration de son référencement sur Google et la mise en place d'un numéro vert unique contribuent à lutter contre le discours anti-choix. Reste l'encadrement de l'information sur l'avortement disponible sur Internet, troisième piste évoquée comme éventuel recours juridique il y a deux ans. "C'est une interrogation, concède-t-il. Il faudrait embaucher des personnes dédiées sur les forums pour contrer les propos diffamatoires des pro-vie." Car les sites arbitrairement informatifs et le numéro vert lié ne sont pas les seules armes en ligne de ceux qui s’opposent à l’avortement. Marie et ses alliés n’hésitent pas à s’insinuer aussi dans les forums pour diffuser leurs leçons aux femmes enceintes. Et les empêcher de faire leur propre choix en les culpabilisant, sans qu'elles s'en rendent forcément compte. Un peu à la manière des gourous sectaires.

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